Soufisme entre instrumentalisation politique et demande sociale 

محمد جحاح

Soufisme entre instrumentalisation politique et demande sociale :

Essai d’une sociologie de la mobilité soufie au Maroc

Mohamed Jahah* 

Introduction

Il peut sembler raisonnable de lier cette forte relance du soufisme aujourd’hui, en particulier dans certaines de ses manifestations officielles, à la volonté politique de l’État. À cet égard, il est communément admis que  la nouvelle politique religieuse adoptée par le Maroc (**) – visant la réhabilitation et la restructuration du champ religieux – peut en être le témoin privilégié. Mais, tout en relativisant cette vision instrumentale, nous nous demandons dans quelle mesure cette même conception peut-elle s’appliquer à tous les aspects de cette reprise? Également lié à cela, à quel point le discours basé sur le concept de « retour » est-il légitime pour décrire cette reprise? À un autre niveau d’analyse, et en se référant à cette notion de retour, on se demande quelle est la position actuelle du soufisme dans cette équation? Devrions-nous parler ici d’un certain retour de l’acteur politique, l’Etat par exemple, vers ce « capital symbolique » pour y investir (recours au soufisme)? S’agit-il d’un retour relevant, à la fois, d’un refoulé religieux, politique et culturel? À moins qu’il existe une demande sociale accrue qui explique – d’une manière ou d’une autre – cette forte reprise du soufisme, ce qui donne place à un autre concept qui pourrait nous permettre de dépasser celui de « retour » avec ses limites et ses  paradoxes?

En fait, le concept que nous proposons ici est celui de « la mobilité soufie », étant donné les possibilités théoriques et épistémologiques qu’il nous offre pour pouvoir déchiffrer le sens  de ce phénomène en cours.

Dans cette perspective, compte tenu de degré d’imbrication entre le Religieux et le Politique qui caractérise fortement le système politique marocain, nous pouvons aborder le soufisme comme un « capital symbolique » échangeable et un investissement ; il s ‘opère ainsi comme un espace de rivalité et de conflit social et politique. Peut-être que l’histoire sociale et politique des zaouïas et confréries (turuq) au Maroc confirme-t-elle cela à plus d’un niveau.

Tout se passe comme s’il s’agissait ici, d’une sorte d’ « économie politique du Sacré » (***), là où les formes de circulation et d’échange de valeurs sont fondées sur des rapports de force et de sens, impliquant, d’une façon ou d’une autre, différents acteurs concurrents.

C’est effectivement cette thèse qui guide notre présente contribution ; elle est organisée autour de trois axes :

 – Le recours au soufisme : Perspectives et limites de l’approche instrumentale ;

 – Le retour du soufisme entre histoire et anthropologie ;

– Le réveil soufi comme expression de la demande sociale : Sur la nature et la dynamique de la mobilité soufie.

1- Le recours au  soufisme: perspectives et limites de l’approche instrumentale

Depuis l’avènement du troisième millénaire, et en rapport avec une série de changements économiques, sociaux et politiques – qui ne peuvent en aucun cas être séparés de l’impact croissant de la mondialisation et de ses défis – l’activité des mouvements islamistes sera le témoin d’une escalade sans précédent, que ce soit au niveau social, culturel ou politique (1). Plus que cela, beaucoup de ces mouvements orientés vers le salafisme seront impliqués dans une « guerre de djihad » déclarée à la fois contre l’intérieur et l’extérieur.

En fait, c’est le cas même d’al-Qaïda et ses affiliés, ainsi que l’Organisation de l’État Islamique (daech) aujourd’hui; sans oublier évidemment d’autres Organisations qui partagent le même objectif stratégique : Le projet de rétablissement du « califat », sous le nom d’État islamique.

En conséquence, le principe qui unit toutes les composantes de cette orientation salafiste « djihadiste », est son hostilité déclarée à la fois envers l’État et la société (en tant qu’infidèles). Cela peut donc justifier, en référence à l’idéologie du « djihad », son style extrémiste basé sur la violence et le meurtre, ou ce qu’on peut appeler ici le « terrorisme islamisé ».

Le « terrorisme » est donc devenu l’une des plus grandes menaces à la sécurité et à la stabilité des pays, notamment en occident, L’exemple le plus frappant est peut-être les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis.  En fait, beaucoup d’autres pays n’étaient pas à l’abri de ces menaces, que ce soit en occident ou même dans le monde arabo-musulman. Quant au Maroc, on a toujours cru qu’il y a une « exception » qui distingue sa situation des autres pays, et qui le protège ainsi de ce danger. Ce qui a renforcé davantage  cette conviction est la spécificité de son système politique, en particulier en ce qui concerne la monarchie et ses rôles monopolistiques qui confirment son contrôle total sur le champ religieux-politique.

En bref, c’est ce que garantit réellement l’institution de la commanderie des croyants (imarat alMouminine), cette dernière fondée sur la notion d’allégeance (la bay’a) en tant que contrat moral et religieux exigeant entre le Roi et ses « sujets ». Voici donc une source inépuisable de légitimation d’un pouvoir à la fois spirituel et politique du Roi ; cela renforce sa domination et exclut donc tout concurrent ou rival potentiel au sein du champ religieux- politique.

Mais cette logique d’exception traduise-t-elle une constante dans l’histoire religieuse et politique du Maroc, alors que les sources historiques nous apportent la preuve du contraire?

Nous posons cette question alors, et nous sommes bien conscients que l’histoire du Maroc est aussi une histoire de conflit entre l’état « makhzen » et d’autres puissances politico-religieuses concurrentes telles que les zaouïas et les confréries religieuses; de même elle est aussi une histoire de violence inter-tribale et entre tribus et makhzen (2), etc.

Dans le contexte du Maroc actuel, on peut évoquer deux faits marquants qu’a connus dernièrement le pays : le premier est ce que représentent les attentats terroristes dont la ville de Casa a été témoin le 16 mai 2003 (après quoi l’état adoptera une nouvelle politique visant la restructuration du champ religieux); bien que nous puissions résumer le second, par l’influence grandissante de l’Organisation de l’État Islamique (daech) sur un certain nombre de jeunes Marocains et Magrébins, comme en témoigne le fait qu’ils continuent de se joindre aux fronts sous son commandement en Syrie et en Irak.

En outre, il convient de noter que les récents développements concernant l’activité des réseaux d’al-Qaïda et de l’État islamique (aux niveaux du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne), ont une fois de plus confirmé que le Maroc n’est plus à l’abri de la menace de l’extrémisme. C’est peut-être ce que disent les statistiques officielles, notamment sur un certain nombre de cellules terroristes dormantes, qui sont démantelées de temps à autre dans un certain nombre de régions du Maroc.

Dans ce contexte turbulent, et parallèlement à un certain nombre de mesures de sécurité visant à contrer cette menace croissante, l’État misera de la même façon sur le développement d’une nouvelle politique religieuse, qui a mis la question de la sécurité et de la stabilité au centre de ses préoccupations. Il est clair, et nous pouvons en tirer de certains éléments de cette nouvelle politique, qu’il existe un certain déséquilibre dans la gestion des affaires religieuses, ce dernier se reflète, d’une manière ou d’une autre, sur la quiétude ou « la sécurité spirituelle » des citoyens (la communauté) et donc leur sécurité sociale et économique, qui à son tour constitue  une menace réelle pour la stabilité politique du pays (3).

L’enjeu était alors fort sur l’acteur soufi, d’autant plus que le soufisme sert de modèle pour un islam flexible, ouvert et non politisé. Ainsi, la nécessité pour l’État d’adopter ce modèle religieux sera confirmée par sa stratégie d’employer le soufisme comme un outil pour confronter l’extrémisme, ainsi que par son désir d’apparaître comme un défenseur d’une certaine « modernisation de l’islam » contre la tendance salafiste à « l’islamisation de la modernité ».

Renforcer la présence de l’acteur soufi, en promouvant un modèle d’islam modéré et tolérant face à l’islam radical salafiste ! C’était le titre de cette nouvelle politique religieuse.

Afin de ne pas aller trop loin dans les détails de cette politique, et de la nouvelle architecture du champ religieux qui en résulte, il est nécessaire de réaffirmer la position centrale que le soufisme occupera au sein de cette ingénierie. Dans ce contexte, donc, un des  disciples de la confrérie Qadiriyah-Boudshishia a été nommé à la tête du ministère des affaires religieuses, en outre, l’État cherchera à employer tous les moyens possibles pour créer une nouvelle dynamique au niveau du champ soufi. En un mot, il a réussi en quelque sorte à raviver un nouvel esprit dans divers aspects du patrimoine et de la culture soufis, tout en mettant l’accent sur la nature (sunnite) du soufisme Marocain.

En bref, pour présenter une idée générale de la situation, nous pouvons donner l’exemple de l’appui et de l’encouragement assurés par l’État à un certain nombre d’activités liées aux confréries les plus connues et reconnues comme « officielles » : (Boudshishia, Tijania, Kettania…), de même pour ceux qualifiées de « populaires » tel que: (Gnawa, Hamdouchia…). Toujours dans ce même contexte, une attention royale particulière sera accordée à l’organisation de festivals internationaux et de rencontres-débats sur l’art et la culture soufis : (le festival international de musique spirituelle à Fès), ainsi que des rencontres internationales pour les soufis (rencontres mondiales Sidi Chiker des adeptes du soufisme), avec ses fortes connotations symboliques et historiques.

Le message le plus important que L’État a voulu transmettre à travers tout cela, est de confirmer l’étendue de la diversité, de la richesse et de la coexistence qui distingue l’expérience de religiosité chez les Marocains. C’est un défi relevé et une provocation délibérée, bien- sûr, à l’égard du modèle salafi, ce dernier qui a essayé en quelque sorte d’imposer sa tutelle religieuse.

Loin du Maroc, et dans un contexte plus large et plus complexe, certains ont tenté d’expliquer ce recours au soufisme dans le cadre d’une stratégie mondiale menée par les États-Unis face aux menaces terroristes d’al-Qaïda et de l’Organisation de l’État Islamique (daech). Selon cette logique, le soufisme sera donc considéré comme un simple outil, parmi autres, pour contrôler le système religieux-moral. En d’autres termes, c’est une forme d’adoucir, pour ne pas dire, d’« apprivoiser» l’islam dans ses relations avec l’occident.

Cette conception peut être justifiée, et en relation avec les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis, dans la nouvelle politique adoptée par la plupart des pays occidentaux à l’égard de l’islam et des musulmans, notamment en ce qui concerne la politique de migration internationale.

En conséquence, outre les mesures juridiques et politiques prises, dans ce cadre, face à l’extrémisme religieux, Le soufisme sera considéré comme un moyen efficace de modérer l’islam des immigrants et de les orienter davantage vers la coexistence et la tolérance plutôt que le fanatisme et l’isolement. C’est probablement ce qui explique aujourd’hui, et grâce à l’encouragement et le soutien de ses gouvernements, la propagation d’un certain nombre de zaouïas et de branches de confréries soufies dans ces pays. D’autre part, c’est ce que nous pouvons détecter à partir de ce balayage croissant, par un certain nombre d’étrangers (Européens et Américains), de certaines confréries soufies au Maroc, en particulier la Qadiriyah-Boudshishia et la Tijania (4).

En effet, en revenant au Maroc, cette politique soufie ne peut être réduite que dans le contexte de la confrontation des mouvements islamistes radicaux, comme nous l’avons déjà expliqué. L’enjeu de l’État a également été régi par d’autres calculs et stratégies, surtout en ce qui concerne la confrontation et la résolution de certains problèmes et défis d’ordres politiques et diplomatiques.

Au premier niveau, il convient de noter ici que ce fort recours au soufisme, par l’Etat  aujourd’hui, est davantage motivé par l’insistance accrue sur la force de la légitimité politico-religieuse de la Monarchie, surtout face au danger croissant d’un islam politique dynamique qui s’est aggravé avec la vague du printemps arabe.

Le monarque cherchera donc à soutenir et renforcer sa position de commandeur des croyants (Amir almouminine), en investissant également dans ce capital symbolique incarné dans la culture et les pratiques des zaouïas soufies, à travers leur histoire sociale et politique. Dans cette perspective, il se  présente en tant que « Charif Baraka » en vertu de sa parenté avec le prophète Mohamed, et possède donc l’attribut de « neutralité » parce qu’il se trouve au-dessus de tous les composants de la texture socio-politique du royaume. Autrement dit, et pour reprendre l’expression de Jack Berque, il est considéré comme une entité méta- sociale, renforçant ainsi sa nature charismatique en légitimant à la foi son pouvoir d’arbitrage contraignant pour tous. Sa situation, ici, semble être similaire à celle du « Cheikh du zaouïa », compte tenu, bien- sûr, du contexte socio-historique différent.

En effet, ce dernier exerçait son autorité politique et la légitimait également sur la base de ce principe d’arbitrage, surtout dans une société tribale caractérisée par une forte segmentation sociale et politique. Dans ce contexte, donc, les zaouïas ont joué leur rôle politique décisif dans le contrôle des équilibres généraux, en donnant ainsi à cette société un minimum d’ordre et de stabilité (5). Peut-être que la même situation Peut-elle s’appliquer, d’une manière ou d’une autre, au pouvoir d’arbitrage dont jouit le Roi au sein du système politique contemporain du Maroc (6). Cela peut expliquer l’intérêt de l’État pour la culture soufie et son renouveau, d’autant plus qu’elle faisait et fait toujours partie intégrante de la culture politique existante.

À un autre niveau d’analyse, nous pouvons situer cette politique soufie dans un contexte géo-stratégique, que ce soit par rapport à l’environnement régional ou international. Cela se reflète, certainement, par le désir de l’État de se présenter comme un promoteur d’une sorte de modernité religieuse, et même de chercher à commercialiser son expérience à cet égard comme un modèle à adopter.

Peut-être cela a-t-il incité le Maroc, avec le parrainage royal, à mobiliser tous les moyens possibles pour soutenir et renforcer ce modèle religieux, qui se veut plus ouvert et plus tolérant. Dans ce contexte, bien sûr, cette forte reprise de la composante soufie devrait être comprise, compte tenu de sa flexibilité et de la disponibilité dont dispose le soufisme d’accepter l’autre dans sa déférence et son altérité (7). C’est le modèle par lequel l’État, face aux menaces terroristes, a décidé de contrer les tendances salafistes radicales qui cherchent, par la violence, à islamiser l’État et la société, que ce soit en Afrique ou dans les pays d’Europe occidentale où il y a d’importantes communautés musulmanes.

En fait, nous sommes en présence d’une politique dont les enjeux ne peuvent être compris que dans le cadre du géo- soufisme. C’est ainsi que nous pouvons mieux comprendre comment l’État va engager le soufisme comme instrument, parmi autres, pour gérer sa politique étrangère. Nous parlons ici, notamment, des questions de terrorisme précédemment abordées, ainsi que d’autres concernant certains conflits régionaux.

En bref, cela est confirmé aujourd’hui par l’investissement du Maroc dans ce que l’on appelle la « diplomatie soufie », surtout en ce qui concerne la gestion du dossier du conflit sur la question du Sahara occidental. Dans ce contexte, l’État – basé sur quelques confréries soufies connues pour leur grande influence dans certains pays africains, en particulier la Tijania (qui pèse même dans les décisions politiques et l’aménagement du territoire au Sénégal), et plus tard la Boudshishia – cherchera à mobiliser davantage de soutien en faveur de la position marocaine à cet égard.

Par conséquence, et en ce qui concerne la Tijania spécifiquement, il convient de rappeler ici le conflit à caractère polémique (au niveau officiel bien- sûr) entre le Maroc et l’Algérie (8).

Après cette présentation ciblée sur les grandes lignes de cette nouvelle politique religieuse, nous sommes assurés que l’enjeu y était fort sur l’acteur soufi. À cet égard, la question des perspectives et des résultats de cette politique peut sembler justifiée, compte tenu des grands espoirs qui lui ont été placés ainsi que des ressources et des efforts investis dans ce cadre également. Cette préoccupation a peut-être été clairement exprimée au niveau du débat public, avec la contribution de politiciens, d’intellectuels et de chercheurs spécialisés.

En fait, pour être objectif, nous ne pouvons pas prétendre à une évaluation complète à cet égard; la question a vraiment besoin de recherches plus poussées et de plus de temps pour faire le suivi et l’analyse.

Sur la question du « terrorisme islamisé », qui est l’une des priorités de cette politique, tout ce que nous pouvons confirmer à cet égard – (peut-être comme certains rapports nationaux et internationaux sur le sujet ont conclu) (9)- c’est que l’État a largement réussi à freiner les mouvements islamistes extrémistes au Maroc. Cela peut s’expliquer, en plus de l’approche sécuritaire adoptée à cet égard, par le renforcement du rôle et de la présence de l’acteur soufi face à la pensée religieuse salafiste.

2- Le « retour » du soufisme entre histoire et anthropologie

En fait, si l’approche instrumentale nous  offre la possibilité d’un certain suivi des indicateurs de cette reprise, pour ne pas dire « retour » du soufisme aujourd’hui, elle s’avère insuffisante pour mettre à notre disposition un cadre théorique et historique approprié pour saisir et analyser sa dynamique. Il est donc déraisonnable d’expliquer cette mobilité soufie, et dans ses diverses dimensions, par une simple « manipulation » par l’État de l’acteur soufi. Une telle perception trompeuse ne permet nullement de saisir le phénomène dans sa profondeur, ou plutôt dans sa dynamique complexe. Cela peut expliquer aujourd’hui le malentendu sur le sujet, laissant plus d’espace pour la domination du sens commun et de discours idéologiques.

Loin de cette perception étroite, la recherche devrait donc se concentrer principalement sur la nature et les formes de l’activité soufie dans la société, tant dans sa dimension historique qu’anthropologique. À cet égard, nous chercherons à examiner cette thèse de « retour », en présentant quelques modèles qui nous invitent à réexaminer pleinement ce concept et ses multi-usages parfois complètement contradictoires.

Du point de vue historique, du 11ème siècle jusqu’à aujourd’hui, il n’y a aucune preuve que le soufisme s’est complètement retiré des champs d’action et d’influence. Sa présence a été évidente, que ce soit dans la vie religieuse, sociale, culturelle ou politique. Cela a été et continue d’être, sous une forme ou une autre, soit sous l’égide de l’État et de son intervention (dans le cadre d’une sorte de contrôle politique et d’investissement), soit dans son indépendance, soit en conflit et en concurrence avec lui. Cela peut avoir conduit certains, avec beaucoup d’arbitraire, à la réduction de l’histoire politique et sociale du Maroc dans son histoire religieuse (10).

En effet, rien ne soutient cette thèse de « retour » du soufisme aujourd’hui, car il s’agit d’une confirmation de l’idée fallacieuse de son « absence » ou de son retrait complet de la scène sociale et politique. Mais, en revanche, nous ne pouvons pas nier le déclin significatif que l’activité soufie sera témoin après l’indépendance 1956, ce qui peut s’expliquer, entre autres raisons, par la répression et la diffamation de ses hommes, en particulier par le mouvement national. Inspirés par leur penchant traditionnel salafiste, les dirigeants du mouvement considéraient les pratiques soufies (notamment confrériques) comme une forme d’ignorance et de déviance, en accusant en même temps ses maitres (Cheikh)  de collusion avec les autorités  coloniales.

En outre, les Organisations soufies n’étaient pas non plus à l’abri de la violence et de l’oppression du pouvoir, ceci est confirmé au moins par l’histoire du conflit qui a caractérisé la relation entre les zaouïas et le makhzen (11). Toujours dans le même contexte, Il convient de mentionner que l’administration coloniale française, surtout entre 1912 et 1930, a démantelé les éléments les plus importants du soufisme marocain.

En effet, il s’agit bien sûr des zaouïas, de sorte que le rôle du protectorat Français est déterminé, en coordination avec le makhzen, dans l’extermination de son pouvoir politique, compte tenu du danger qu’il représente pour les deux à la fois (12).

Mais cela signifie-t-il vraiment que les zaouïas sont finies? La fonction des zaouïas ne peut être que politique? Était-il possible de se dispenser de la zaouïa, ou plutôt de la culture des zaouïas, même par l’État lui-même? Cette culture soufie ne fait-elle pas partie intégrante de la culture politique, sur laquelle est fondu le système politique Marocain? Le soufisme peut-il être réduit seulement dans l’institution de la zaouïa? Que peut-on dire d’autres types d’Organisations telles que : la confrérie (tarîqa), la secte (taifa) et le (ribat) maraboutisme (13) ? Enfin, la demande sociale pour le soufisme a-t-elle cessé auparavant, pour qu’on parle de son retour aujourd’hui?

Après cette aperçue historique focalisée, et en se basant sur les résultats de la recherche anthropologique, on peut dire que le soufisme n’a jamais cessé de façonner la vision des gens en ce qui concerne leurs affaires religieuses, sociales et/ ou politiques. L’effet peut encore se démarquer en termes de mentalité, surtout quand on questionne le comportement et les pratiques sociales et rituelles des gens, en relation avec les croyances et les justifications que leur logique leur donne. Dans ce contexte, il faut souligner avec Clifford Geertz, Dale Eickelman et autres (14), que le soufisme et le maraboutisme sont profondément enracinés dans la société et le psychisme des Marocains ; par conséquent ils n’ont jamais cessé d’inculquer et de guider l’expérience de la religiosité chez eux, que ce soit dans les villes ou les campagnes.

Cela peut être confirmé par la croyance continue dans la Baraka des saints, et les ressources matérielles et symboliques que les rituels des (moussem) et les ziyâra (visites, pèlerinages) exigent. C’est une forme sociale parmi d’autres de souligner l’attachement à la sainteté soufie, avec ses devoirs de loyauté spirituelle et de service envers les saints patrons (sadat et  choyoukh).

D’autre part, en ce qui concerne le domaine politique et la question de légitimité, il n’y a rien qui nie la continuité de cette culture soufie, ou, plutôt, son infiltration du domaine religieux au domaine politique. C’est peut-être ce qu’Abdallah Hammoudi a essayé de prouver à travers son livre « Maitres et disciples » (15). En bref, le chercheur a conclu, par son étude anthropologique, que le schème régissant les relations de loyauté entre le maitre et le disciple (cheikh et al-mourid) – au sein du champ soufi – est le même dans la production et la reproduction des relations autoritaires au niveau du système politique. Plus encore, il est le garant de sa légitimation, et peut-être s’applique-t-il dans une large mesure, de différentes manières, à l’expérience du système politique au Maroc et dans le reste du monde arabo-islamique.

Un autre chercheur, à travers son étude anthropologique sur la monarchie au Maroc (16), soulignera que le système politique marocain, avec ses structures de base, sa dynamique et ses tensions, constitue, en quelque sorte, un modèle segmentaire dans lequel cette institution joue, sous une forme ou une autre, le rôle historique des zaouïas.

Selon cette perception, donc, la personne du roi, en plus d’être le commandeur des croyants (Amir almouminine), est reconnue comme un (charif Baraka) neutre. Ainsi, comme nous l’avons expliqué plus haut, le modèle d’arbitrage est établi comme une forme de définition de son autorité spirituelle, et encore plus comme une base pour sa légitimation en tant que pouvoir politique.

À ce propos, ne somme-nous pas plus près de la notion de pouvoir symbolique mise en évidence par Pierre Bourdieu? En effet, en raison de sa nature  douce et discrète, la violence symbolique étant considérée comme la plus efficace et la plus économique, parce qu’elle est plus conforme à l’économie d’un système (pareil) fondé sur les valeurs de devoir, de piété, de confiance et de reconnaissance (17). En tant que pouvoir symbolique, il s’impose comme une forme unique d’exercice de la domination et de l’autorité légitime, comparée aux formes directes qui peuvent être considérées comme les plus difficiles et les plus illégitimes. Par conséquent, le pouvoir symbolique devient un pouvoir pour définir et approuver « le pouvoir », en affirmant la légitimité nécessaire par laquelle il devient connu et reconnu comme un pouvoir politique (18).

Dans un autre contexte similaire, on peut aussi faire référence à l’étude de Rémy Leveau intitulée le « sabre et le turban » (19). En fait, c’est un essai qui cherche à comprendre et à analyser la nature complexe des relations entre l’institution militaire et les élites politiques dans les sociétés Maghrébines. Compte tenu, donc, de l’importance du facteur religieux, le chercheur a tenté d’aborder les questions d’autorité et de conflit de légitimités entre l’État et les mouvements islamistes.

À propos du Maroc, par rapport à la Tunisie et à l’Algérie, le chercheur confirme que son expérience avec ces mouvements représente le modèle le plus unique. Cela s’explique par son appréciation du rôle central joué par l’institution royale, notamment en ce qui concerne sa capacité à contrôler le champ politique et garder toutes les forces politiques rivales à l’écart. C’est peut-être ce qui explique leur succès dans la lutte contre le pouvoir des mouvements islamistes, à travers un réseau complexe qui oscille entre la stratégie de communication et la stratégie de violence et de répression. C’est ainsi que nous sommes mis devant un modèle par lequel deux légitimités se renforcent mutuellement : La première est temporelle, qui est symbolisée par le « sabre » ou la force militaire, et la seconde – symbolisée par le « turban » – se rapporte à la légitimité spirituelle ou religieuse.

Dans le même contexte, la même thèse a été défendue, dans une certaine mesure, par Raymond Jamous, notamment dans son livre intitulé « Honneur et Baraka » (20). Selon lui, il y a une structuration soufie du pouvoir et de sa légitimité, qui est déjà garantie par le dynamisme de la « Baraka » dans ses dimensions symboliques et temporelles. Sur cette base, le chercheur fera la distinction entre une Baraka Locale, dont les cheikhs des zaouïas tirent leur puissance spirituelle, et une autre plus étendue et centralisée, dont jouit le roi en tant que « sultan charif ».

Ce qui distingue la Baraka du sultan, en tant que Baraka politique, c’est sa capacité à soumettre toutes les sources locales de la Baraka. La relation est ici soustraite, en quelque sorte, comme une relation entre une zaouïa majeure « centrale » (le makhzen) et des zaouïas locales dépendantes, en raison de leur connexion spirituelle au centre. Plus encore, le sultan peut transcender son pouvoir spirituel, puis s’élever au pouvoir politique fondé sur la violence physique légitime. C’est là que vient le rôle de l’institution militaire, car les forces spirituelles et temporelles se renforcent mutuellement, et ainsi Le succès de sa Baraka serait donc un indicateur du succès de sa force militaire et vice versa.

En conséquence, on peut souligner que la société marocaine n’a jamais rompu sa relation avec le soufisme, pas seulement au niveau religieux, comme en témoignent également le dogme officiel (malékisme-achaarisme-soufisme) et les différentes expériences de religiosité (dans leur appréciation des symboles de la sainteté soufie), mais aussi à d’autres niveaux économiques et sociaux (21). Il en va de même pour l’État, en particulier, l’institution royale dont l’histoire politico-religieuse ne peut, en aucune façon, être séparée de celle des zaouïas et des confréries religieuses. En fait, depuis l’établissement du régime politique chérifien au Maroc (16ème siècle), l’État n’a cessé de mettre en œuvre des politiques spéciales pour obtenir l’appui de celles-ci.

Dans ce contexte, les fils des (chorfas) et des (cheikhs) de zaouïas ont été nommés à des postes administratifs élevés, et, en parallèle, ils ont également reçu plusieurs privilèges matériels et moraux. En outre, des dons royaux au cours de chaque saison religieuse (moussem) ont été alloués à ces zaouïas, parallèlement à l’appui et à l’encouragement de la création d’associations privées de personnes reconnues comme (charif). L’objectif primordial de tout cela, bien sûr, est de travailler à la reproduction et au renforcement de cette base idéologique représentée par « le chérifisme » (22).

En effet, la relation avec l’acteur soufi n’a pas toujours été caractérisée par une telle affection et affinité, soit par l’État, soit par certains de ses serviteurs et « intellectuels » (oulémas et foukahas). Dans ce contexte, nous pouvons comprendre les formes de restrictions et de blocus qui lui ont été imposées, ce qui reflétera négativement la nature de sa présence et de son efficacité au niveau de la société.

 Souvent, le soufisme était considéré comme une vraie menace politique pour l’État, et cela peut, historiquement, expliquer la violence des confrontations entre le makhzen et les zaouïas. Les (foukahas) y voyaient aussi un danger pour l’unité cultuelle (selon le rite malékite), qui les amenait à le combattre et à stigmatiser ceux qui lui étaient affiliés en s’écartant du « vrai islam ».

En ce sens, il a donc été réprimé, mais il n’a pas cessé – d’une manière ou d’une autre – d’agir et d’influencer, même au niveau de  la « marge » : Qu’il s’agisse d’une marge spatiale, culturelle, religieuse ou politique. Ici en particulier, ce prétendu retour peut être conçu, en quelque sorte, comme un « retour d’un refoulé » politique, religieux, culturel et aussi cognitif.

Par rapport à ce qui précède, nous pouvons conclure que la politique religieuse de l’État, indépendamment de ses enjeux et de ses limites, a – d’une manière ou d’une autre – contribué à la revitalisation de l’efficacité soufie. C’est ce qui peut être traduit, d’un point de vue sociologique, à travers le concept de mobilité soufie, pour exprimer cette transition – en termes de pratique soufies – du niveau de la « marge » au « centre », avec le sens social de rétablir sa présence forte et efficace.

En bref, c’est ce dont nous discuterons à travers le thème suivant, en mettant l’accent, bien sûr, sur la nature et la dynamique de cette mobilité par rapport à la demande sociale.

3- Le réveil soufi comme expression de la demande sociale : sur la nature et la dynamique de la mobilité soufie

Comme nous l’avons déjà souligné, l’enjeu de l’État a été fort sur l’acteur soufi, ce qui en fera le fondement de l’architecture de sa nouvelle politique religieuse. Indépendamment de la question de la réussite dans cette entreprise, ce qui est important ici est d’examiner les conséquences sociales de cette politique, en particulier en ce qui concerne la demande sociale croissante pour le soufisme, ainsi que la nature et la logique de la mobilité qu’elle a engendrée.

En effet, l’importance de cette politique ne peut être niée dans l’explication de certaines manifestations de cette mobilité, surtout compte tenu du soutien et de l’encouragement qu’elle a signifié pour divers activités soufies. Dans ce contexte, l’État lui-même, face aux menaces du modèle radical de l’islam salafi, a été obligé de négocier avec l’acteur soufi, d’autant plus qu’il représente, pour lui, un contre-modèle qui peut être employé en sa faveur.

Du point de vue de l’analyse stratégique (23), nous sommes ici devant deux acteurs stratèges : L’État, d’une part, qui cherche à  employer  « le soufime » dans le cadre de sa stratégie pour affronter « l’extrémisme » religieux, puis l’acteur soufi de l’autre, qui ne manque pas non plus de stratégie de négociation.

Il s’agit d’un système politico-religieux, dans lequel la monarchie occupe le rôle de l’acteur central, face à d’autres acteurs concurrents, notamment les mouvements islamistes radicaux. À notre avis, le concept de négociation ici peut bien résumer la réalité de cette relation ambiguë entre l’État et l’acteur soufi. Cette relation, bien que historiquement caractérisée par la concurrence et les conflits, est devenue aujourd’hui une indication d’une sorte de rapprochement prudent et pragmatique, dans le contexte de la confrontation d’un adversaire commun représenté dans l’islam radical. Cela renforcera probablement encore le pouvoir de négociation chez l’acteur soufi, en exploitant au mieux les zones d’incertitude, qui se sont développées au niveau de la gestion formelle (bureaucratique) du  domaine religieux-politique.

En fait, la même observation peut être tirée – d’une manière ou d’une autre – de l’expérience de l’État dans les années 1970 et 1980 avec les mouvements de l’islam radical eux-mêmes; les deux étaient unis par un adversaire commun représenté à l’époque par la gauche radicale et l’islam chiite. Les mouvements islamistes ont donc trouvé l’opportunité, en raison de leur forte position de négociation à l’époque, de renforcer leur pouvoir et de s’engager dans leur aventure politique, qui en a fait la plus grande menace pour l’État, les faisant ainsi aujourd’hui l’objet de leur nouvelle politique religieuse.

Certainement, notre invocation de cette expérience ne signifie pas nécessairement que nous cherchons, en quelque sorte, à affirmer une quelconque concordance avec ce qui caractérise aujourd’hui la politique de l’État envers l’acteur soufi, étant donné que chaque politique a son contexte et ses propres enjeux. Bien entendu, l’objectif principal est de souligner que l’acteur soufi n’a jamais été un simple outil d’instrumentalisation politique, comme le laisse entendre l’approche instrumentale. En fait, c’est ce que l’approche stratégique réfute à travers sa conception de la nature flexible des rapports existants, que ce soit entre l’acteur et le système ou entre les acteurs eux même au sein du système. Ce sont des rapports régis par des tensions et des conflits, ainsi que par une sorte de consensus et de collusion même, ce qui en fait un type de rapports négociés d’intérêt et de pouvoir (24).

En bref, comme déjà noté, cela se reflète, d’une manière ou d’une autre, dans le système politico-religieux du Maroc contemporain, notamment en ce qui concerne la nature des rapports entretenus entre ses composantes, et dans la capacité de chaque acteur à  améliorer, ou du moins, maintenir sa position et son influence aussi au sein de ce système. C’est là que nous pouvons saisir la nature souvent changeante et confuse, qui caractérise la relation entre la monarchie et le reste des acteurs concurrents qui font partie intégrante du même système : (mouvements islamistes radicaux, mouvements de l’islam politique modérés, partis politiques à caractère religieux et mouvements soufis).

Pour des raisons méthodologiques, notamment en ce qui concerne la question de typologie, il convient de noter que nous ne sommes pas ici devant un type ou un modèle unifié et spécifique de l’acteur soufi. À cet égard, les critères de classification diffèrent selon les variables et les indicateurs adoptés, Qu’il s’agisse des formes d’organisation qui encadre l’action soufie, de son attitude envers les autorités, de sa taille et de son influence, de ses préoccupations et enjeux, etc.

Toutefois, pour ne pas entrer dans les détails, il est possible de se limiter au deuxième critère, d’autant plus qu’il peut inclure, d’une certaine façon, le reste ou la plupart des autres critères. En outre, il nous met devant la question  centrale de la nature du rapport entre l’acteur et le système, ou plus précisément entre l’acteur soufi et la monarchie en tant que responsable officiel de la régulation du système politico-religieux.

Par conséquent, en revenant à la confrérie soufie la plus influente aujourd’hui au Maroc, à savoir la confrérie Qadiriyah-Boudshishia, nous avons pu distinguer deux modèles : Le premier est politisé, aspirant à relancer la lutte et l’affrontement, tel qu’historiquement incarnés par l’institution des zaouïas à travers sa relation tendue avec le makhzen ; tandis que Le second est un modèle « doux » et non politisé, d’autant plus qu’il se contentera de l’héritage spirituel de la confrérie.

Le premier modèle est, bien- sûr, représenté par le cheikh Abdessalam Yacine, chef et guide spirituel du mouvement al-’Adl wa al-Ihsân (Équité et don de soi) décédé en 2012; alors que le second est représenté par le successeur de cheikh al- Abbas (et son fils), le cheikh Hamza al-Boudshishi (décédé le 18 janvier 2017). Comme on le sait, ce dernier sera nommé en 1972 à la tête de la confrérie, au détriment de son concurrent le cheikh Abdessalam Yacine, qui se considérait comme le meilleur et le plus apte à la succession (25).

L’État avait un rôle à jouer dans la résolution de cette question de succession, d’autant plus qu’il n’était pas à l’aise avec le cheikh Abdessalam Yacine et son orientation politique apparemment radicale. Ceci peut être compris, d’une manière ou d’une autre, dans le cadre de sa stratégie visant le contrôle et la surveillance du champ soufi, de sorte qu’il ne devienne pas un contre-champ. En effet, le cheikh Hamza al-Boudshishi l’a exprimé ouvertement, et c’est ce que nous tirons d’une de ses interviews de presse de 2009, disant à cet égard : « La raison pour laquelle cheikh Yacine a quitté la zaouïa Boudshishia est qu’il essayait de la politiser de l’intérieur, tandis que l’essence du soufisme est d’élever l’âme au lieu d’entrer dans le labyrinthe politique » (26).

Quant à la relation entre la zaouïa et l’État, le cheikh Hamza n’a pas manqué de souligner qu’il s’agit d’une relation non basée sur la confrontation et l’hostilité, mais plutôt que le soufisme élève les disciples (mouride) sur  l’amour du roi et de la patrie. Dans le même contexte, il soulignera également que « l’intérêt du pays réside dans l’existence de l’institution royale » (27).

À un autre niveau d’analyse, en particulier en ce qui concerne les formes sociales, les domaines et la logique de « la pratique soufie », l’idée suivante doit être soulignée : Il n’y a pas de domaine unique et aucune forme unifiée de cette pratique, de même, il n’y a pas de logique commune qui régit et oriente l’implication des acteurs, avec des origines et des tendances sociales et culturelles différentes, dans celle-ci. En un mot, Nous sommes ici face à une pratique transitoire de formes, de lieux et d’identités, de sorte qu’il ne peut être confiné à un groupe social particulier, à un espace spécifique, à une orientation politique ou à une appartenance ethnique ou culturelle.

Dans ce contexte, en plus d’être un type particulier de religiosité, qui varie d’une confrérie à l’autre, le soufisme semble également présent comme une pratique sociale qui investit, sous une forme ou une autre, dans le domaine politique comme dans d’autres domaines : Économique, artistique, médical et culturel. En tant que tel, le soufisme est considéré comme une forme de  festivité et un style artistique (musique soufie), c’est aussi une manière de thérapie spirituelle (pèlerinage et visite de sanctuaires et marabouts), ainsi qu’un modèle économique unique (économie des « moussem » soufis); sans oublier qu’il s’agit également d’un investissement dans la Baraka politique. En bref, il s’agit d’un champ de pratique sociale qui peut refléter, d’une manière ou d’une autre, une partie de la relation dynamique et complexe entre une société et son système de valeurs, pour ne pas dire sa culture religieuse.

Ces observations peuvent sembler essentielles pour comprendre la nature de la mobilité soufie, en décrivant et en analysant les formes et les niveaux de la demande sociale pour le soufisme, tel qu’il se reflète aujourd’hui dans cette « forte reprise ». Voici donc quelques conclusions préliminaires d’une étude en cours sur le sujet, qui, à notre avis, résument d’une manière ou d’une autre les niveaux les plus importants de cette mobilité.

  1. Niveau politique :

Conformément à l’hypothèse qui guide notre recherche, la mobilité soufie peut être considérée comme l’une des conséquences sociales indirectes – pour ne pas dire inattendues – de la politique religieuse de l’Etat, telle que nous l’avons déjà présentée. L’enjeu de l’État était essentiellement politique : employer l’acteur soufi dans sa stratégie de lutte contre le terrorisme islamisé. Mais ce faisant, l’État, d’une manière ou d’une autre, renforcera cet acteur, facilitant ainsi son extension de la « marge » au « centre », en libérant ses capacités et potentialités  qui ont été approuvées par des décennies de censure et de siège.

Ainsi, la « centralité » du soufisme sera renforcée non seulement au niveau de l’espace, mais aussi au niveau culturel et social, l’ouvrant ainsi à des domaines d’action et d’influence politique plus larges.

Au niveau politique, bien- entendu, nous n’avons pas besoin de beaucoup d’explications sur ce que la culture soufie est devenue, en particulier en ce qui concerne la mobilisation et l’orientation du comportement politique des acteurs. En fait, il s’agit d’une caractéristique non seulement propre aux Organisations soufies (zaouïas et confréries), mais aussi, dans une certaine mesure, aux partis politiques eux-mêmes. C’est ici que l’on peut trouver une sorte de convergence entre deux systèmes supposément opposés : un  traditionnel  (la zaouïa)  et l’autre  moderne  (le parti) ; le premier tire son identité du champ spirituel (religieux), tandis que le second du champ temporel (politique). Dans ce sens, donc, la relation entre les deux semble être basée sur une sorte d’imbrication et de confusion ; cela nous amène, certainement, à l’expérience des pays arabo-musulmans  dans ce contexte.

Comme on le sait, l’un des traits marquants de l’expérience politique de ces pays est, sans aucun doute, cette interférence entre le Politique et le Religieux (Sacré) et cette inspiration de l’un de l’autre. En effet, alors que le Religieux institutionnalise et légitime le pouvoir politique, celui-ci en contre partie soutient le Religieux et veille sur sa gestion et son administration. Le cas marocain, est dans ce cadre, reste un exemple révélateur.

Dans ce contexte, il n’y a pas de limites fermes entre le Religieux et le Politique, ou entre le traditionnel et le moderne. De plus, chacun peut posséder l’autre, ainsi le traditionnel peut être confondu avec le moderne, autant que la sainteté  peut être confondue avec la politique et vice versa.

Il s’agit donc d’une relation équivoque régie par le contournement, de sorte que le contrôle devient ainsi son objectif ultime, puisque la politique peut être contrôlée et même justifiée par la religion et vice versa. Cela peut refléter certains aspects de la politique religieuse de l’État envers l’acteur soufi, ainsi que le reste des acteurs appartenant au champ religieux-politique. De plus, ce contrôle peut se manifester, plus ou moins, dans la relation de l’État avec la société civile et les partis politiques.

En revenant alors à l’acteur soufi, nous pouvons donner un exemple de la confrérie Boudshishia, et du rôle décisif qu’elle a joué dans la mobilisation du soutien politique au nouveau projet de constitution, présenté par le roi Mohamed VI en 2011. Dans ce contexte, elle remplira, avec un succès sans précédent, la fonction du parti politique. En fait, la marche de Casablanca convoquée par cheikh Hamza al-Boudshichi, qui a vu la participation d’environ 300.000 personnes de ses disciples et partisans, a été une réponse politique sous couvert (religieux-soufi) aux opposants à la nouvelle constitution (28).

Indépendamment de ce paradoxe, la question doit être posée à nouveau : Toutes ces énergies et ces foules pourraient-elles être mobilisées autrement et sans l’existence de ce lien soufi? D’un point de vue sociologique, ce lien n’est-il pas une confirmation, en quelque sorte, de la permanence de la demande sociale pour le soufisme? Dans le même contexte, Est-ce qu’un parti politique au Maroc, sans exception, aurait pu être aussi efficace et influent? Peut-être que la réponse à ces questions trouvera certains de ses éléments les plus significatifs dans la nature de la culture politique dominante, sachant que cette dernière reste fortement régie par la sainteté.

En fait, c’est pourquoi le parti politique aujourd’hui, afin de renforcer ses chances, se tourne de plus en plus vers la zaouïa et la confrérie en quête de la (Baraka politique). Sans trop de détails, l’exemple peut être donné ici par les compagnes électorales de nombreux partis, en particulier dans leur insistance à employer et à investir le capital symbolique associé à cette culture dans la mobilisation (29). Plus encore, au cours des dernières années, et parallèlement au « réveil soufi » (sahwa sûfiyya) que le Maroc a commencé à savoir dans le sillage des attentats terroristes à Casablanca (le 16 mai 2003), nous avons commencé à assister à un développement qualitatif dans la relation des dirigeants de certains Partis politiques (de gauche) aux confréries soufies ; c’est ce qui s’explique également par une sorte d’appel politique à la Baraka des cheikhs soufis  (30).

En effet, il y a de nombreux exemples du champ politique marocain, qui ne peuvent être mentionnés ici, confirmant la force et la fascination de la culture soufie, telle qu’elle se reflète dans la continuité de la demande sociale pour son capital symbolique. Qu’en est-il des autres niveaux à cet égard?

2.Niveau économique :

Ce niveau peut sembler plus typique de la durabilité de la demande sociale pour le soufisme, et cela peut être clairement observé à travers les saisons soufies (moussem) et la mobilité économique associée. Dans ce contexte, le sanctuaire d’un saint ou d’un marabout, comme c’est aussi le cas avec le siège d’une zaouïa ou d’une confrérie, peut devenir un espace économique d’excellence (horme économique). Ainsi, la géographie du « sacré » devient un espace du « profane », régi par la logique du marché et des échanges commerciaux ; de cette façon, le capital physique et symbolique se chevauchent et coexistent côte à côte dans une structure économique unique, ce que nous appelons économie de (moussem) soufis.

Il y a donc un investissement dans la Baraka des saints et marabouts, qui est garanti par les rituels de ziyâra (visites, pèlerinages) que les disciples accomplissent sur leurs tombeaux ; ceci peut être compris dans le contexte du renouvellement et de l’affirmation de (l’Alliance spirituelle) qui lie la communauté à leur saint patron (31). Indépendamment des implications et des dimensions spirituelles de ces rituels, leur impact économique reste important au niveau local ou régional, créant, bien- entendu, un marché saisonnier du commerce et des services. En un mot, il s’agit d’un rite de passage de l’économie du don à l’économie de marché, où le « tourisme spirituel » est, en quelque sorte, un potentiel prometteur pour le développement local.

En effet, nous pouvons ne pas avoir besoin de nombreux exemples pour le confirmer, que ce soit pour le moussem de la zaouïa Charkaouïa d’Abu al-Ja’ad, celui de moulay Bouazza au moyen Atlas, de cheikh El-Kamel (El-hadi Benaissa) à Meknès, de moulay Idris zerhoun, de sidi Ali ben-Hamdoush, ou celui de moulay Bouselham, La sphère économique reste dans une sorte de coexistence et d’intégration unique avec le sacré et le rituel.

Outre le dynamisme que connaissent les différents secteurs dans le domaine du commerce et des services en général : transports, hôtels, restaurants, cafés, etc., d’autres formes d’économie non structurée peuvent émerger, ou ce qui peut être décrit ici comme une économie parallèle. Cela peut aussi donner à ce type d’économie saisonnière sa spécificité et sa continuité, et à certains égards il explique la coexistence unique de zones d’échange et d’activité, dont certaines peuvent sembler illégales, en particulier en ce qui concerne l’économie du sexe, sans oublier d’autres pratiques qui peuvent être incorporées dans le cercle de la magie et de la sorcellerie.

Sur un autre plan, également, et en relation avec la sphère économique, nous pouvons noter comment la culture soufie a aujourd’hui balayé le domaine de l’entreprise et du travail, comme cela s’est produit avant avec la sphère politique. Ainsi, on se basant sur des données de terrain, nous avons pu identifier des modèles de gestion qui peuvent être considérés comme un indicateur de l’emploi de la culture soufie, ce qui confirme que l’entreprise, en tant qu’Organisation « rationnelle », est devenue engagée dans une logique soufie, surtout au niveau de la résolution de certains des problèmes et des tensions au sein du système. De cette façon, des règles et des normes informelles de négociation et de règlement seront élaborées, de sorte que les conflits de travail soient gérés en dehors de la logique du syndicat et du droit du travail, et plus près de la logique de la zaouïa et de l’engagement soufi (32).

3. Niveau thérapeutique

La question des représentations sur la santé et la maladie peut être importante ici, en particulier en ce qui concerne les maladies incurables, dont les causes  (dans de nombreux cas) restent vagues et invisibles, comme la magie, la possession, la malédiction et les mauvais esprits. En se référant à quelques recherches anthropologiques sur le sujet, le Maroc, comme d’autres sociétés nord-Africaines, semble avoir connu différents types de traitement qui ont été historiquement établies sous la forme de traditions de guérison et, dans ce contexte, le soufisme en a été une source importante (33).

Mais s’il peut sembler peu surprenant dans le passé, compte tenu du faible niveau scientifique et technologique, qui aurait dû se refléter dans le domaine médical comme dans d’autres domaines, comment expliquer cette continuation aujourd’hui par ces pratiques de guérison traditionnelles, à une époque où la médecine moderne a connu un progrès sans précédent, tant en quantité qu’en qualité? En d’autres termes, qu’est-ce qui explique aujourd’hui cette demande sociale croissante pour la Baraka des saints? Est-ce lié à la question de manque ou d’absence d’alternatifs, ou s’agit-il essentiellement de raisons culturelles?

Par rapport à ces questions et à d’autres, nous essaierons – très brièvement – de nous en tenir à certaines hypothèses, et dans ce contexte, nous ne fournirons que des notes généraux et rapides sur la société marocaine, qui peuvent être focalisés comme suit :

– d’une part, il convient de noter que la nature de la maladie peut être un facteur déterminant dans le choix du type de traitement, de sorte qu’une distinction peut être faite entre la médecine moderne (clinique) et traditionnelle /populaire (sanctuaires, fakihs et marabouts). En général, les cas non organiques, en particulier ceux qui sont liés à la maladie mentale et psychique, peuvent être considérés comme la plus forte proportion de la demande pour la « Baraka des sanctuaires », étant donné, bien sûr, la structure des représentations sur la nature de la maladie et ses causes mystérieuses (34).

– D’autre part, il convient de souligner que la pratique de la médecine mentale et psychique au Maroc n’a pas encore atteint le niveau de la demande, avec des coûts de traitement élevés ; cela peut expliquer, sous une forme quelconque,  le choix ou plutôt la nécessité d’autres alternatives.

– à un autre niveau d’analyse également, et par rapport au niveau social des clients de la thérapie soufie, ce que nous observons, c’est que la Baraka des saints peut être nécessaire non seulement pour les pauvres, mais aussi pour les riches. En effet, si cette tendance reflète une sorte de continuité de la confiance – indépendamment de la classe sociale ou du niveau d’instruction – dans l’effet de cette Baraka, l’hypothèse de « crainte de la stigmatisation sociale » est également justifiée.

Par conséquent, la préférence de la plupart des familles de recourir, par exemple, aux sanctuaires de « Bouya Omar » ou « Sidi Ali Bouserghine » (35), au lieu de déposer leurs patients dans un établissement psychiatrique, peut cacher une crainte de maladie mentale (phobie), ou, plus précisément, de la stigmatisation sociale qui peut être infligée à toute la famille du patient; d’autant plus que la plupart de ces cas sont des victimes de la dépendance aux drogues dures.

Afin de ne pas tomber dans une certaine généralisation, le but de ces familles peut souvent être de se débarrasser du patient ou, plutôt, de la suspicion de la stigmatisation, d’une manière qui peut être justifiée par la culture soufie dominante. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le sanctuaire de Bouya Omar soit connu sous le nom de « Guantánamo du Maroc », bien entendu les conditions inhumaines d’isolement auxquelles le patient est soumis, dans le cadre du traitement ou des rituels d’apprivoisement qui y sont appliqués.

En un mot, nous sommes ici devant une société qui n’est pas encore parvenue à se réconcilier avec elle-même. Le paradoxe est résumé dans la question suivante : comment pourrait-elle être conciliée, par exemple, avec des maladies mortelles comme le cancer, le sida, etc., et la même chose n’a pas été faite avec la maladie mentale et psychique?!

D- au niveau des valeurs :

En ce qui concerne la nature de son activité sociale, et en particulier sa méthode de travail et sa stratégie de mobilisation et d’expansion, la confrérie Boudshichia fournit un exemple de ce qui distingue l’acteur soufi, au niveau du système de valeurs, d’autres mouvements islamistes et salafistes concurrents.

En fait, il y a deux tendances différentes ici : la première est fondamentaliste, basée sur la bienfaisance comme cadre de mobilisation, mettant l’accent sur la construction des mosquées comme valeur religieuse fondamentale, (mais aussi  comme lieu d’actualisation et de diffusion d’une idéologie islamiste extrêmement  conservatiste  voire même  « djihadiste ») ; quant à la seconde, représentée par l’acteur soufi, est plus modérée en se basant sur la notion du travail social, avec ses valeurs sous-jacentes de solidarité, de coopération, etc. Sans aucun doute, en adoptant de telles valeurs, les soufis cherchent à s’engager dans des questions de développement local et régional, assurant un plus grand potentiel d’expansion au niveau communautaire.

Dans ce cadre, nos entretiens mettent en évidence plusieurs aspects du système d’activités de la confrérie Boudshichia.  On peut citer à titre d’exemple sa contribution à la construction d’écoles et de cliniques, à l’offre d’une expertise et une assistance technique aux agriculteurs, à l’équipement de certaines bibliothèques en livres, etc. De plus, dans un de nos entretiens avec l’un des disciples de cette confrérie en France (36), il en ressort manifestement que cette dernière accompagne matériellement certains étudiants afin de pouvoir accomplir leurs études universitaires, comme elle peut engager des avocats pour défendre certaines personnes devant les tribunaux.

En fait, nous sommes en présence d’une certaine « ingénierie » de mobilisation (individuelle et collective), transcendant les bordures de son espace d’intervention sociale. Cela pourrait susciter chez L’État,  une certaine méfiance vis-à-vis de la confrérie en question. Dans le même contexte, en revenant à l’histoire sociale et politique de l’institution des zaouïas au Maroc, cette dernière n’a-t-elle pas adopté une telle stratégie, qui a renforcé davantage son autorité qui pose déjà un risque pour le pouvoir  central (makhzen)?!

Conclusion

Nous avons pu expliciter et analyser certains éléments manifestes de cette forte reprise du soufisme. Mais  la question reste ouverte sur ce que adviendra de son impact sur l’État et la société. C’est, en effet, à cette question même que nous avons tenté de proposer quelques signes de réponse, dans un livre collectif publié récemment et que nous avons intitulé « Soufisme et politique religieuse » (37).

Enfin le sociologue (ou l’anthropologue) ne serait-il pas dans son rôle légitime de s’interroger sur la manière avec laquelle réagirait l’État, si jamais cette  marée soufie  venait  à s’approprier des positions, des revendications et/ou des actions extrêmes pouvant affecter la stabilité de l’État ou susciter un certain désordre social ? À cet égard, l’histoire nous apprend que quelle que soit l’idéologie, religieuse ou politique, qui opère dans un espace social plus élargi, agit sous contrôle incessant de l’État. Ce dernier a développé des mécanismes de régulation mobilisables, à chaque crise  pouvant affecter ses rapports avec les confréries et les partis politiques. Il peut les contenir, les réprimer comme il peut utiliser un mouvement contre un autre. À ce propos, on ne peut s’empêcher de rappeler comment l’État avait cherché dans les années 1970 et 1980 à mobiliser les islamistes, pour contrer sévèrement la montée de la gauche radicale et restreindre l’influence de la doctrine chiite ?!

Notes

(*) Sociologue, directeur du « laboratoire d’Études et de Recherches en Philosophie et Sciences Sociales » LPSS, faculté des lettres et des sciences humaines/ Université de Meknès – Maroc.

(**) En avril 2004, Suite aux  attentats terroristes dont la ville de Casa a été témoin le 16 mai 2003, le Roi Mohamed VI a lancé les premiers jalons d’une stratégie de restructuration du champ religieux au Maroc. « Une stratégie intégrée, globale et multidimensionnelle (…) Ainsi, et tel qu’elle a été déployée, le fondement institutionnel de cette stratégie repose essentiellement sur la restructuration du ministère des Habous et des Affaires islamiques. Ce chantier a démarré avec la promulgation d’un dahir portant création d’une Direction de l’Enseignement originel, et d’une autre chargée des mosquées (…) Des délégués régionaux du ministère ont été nommés avec comme mission d’assurer, sur le terrain, une gestion moderne des affaires islamiques. De même que l’institution du Waqf a subi une refonte totale avec l’instauration, en 2010, du Conseil supérieur de contrôle des finances des Habous publics. En parallèle avec la mise en place des fondements institutionnels, un effort d’encadrement a été déployé. A commencer par la nomination des membres des conseils des oulémas dans leur nouvelle composition. Et comme le voulait la vision royale, ces conseils ont été déployés à travers le territoire national et sont composés de théologiens connus et reconnus pour leur loyauté aux institutions et surtout pour leur capacité d’allier érudition religieuse et ouverture sur la modernité (…) Et pour empêcher que le champ religieux ne soit investi par des intrus et couper court aux fauteurs de discorde et de zizanie, les Fatwas ont été organisées et émises d’une façon convenable pour préserver les intérêts de la Oumma. Car il s’agit d’un domaine qui touche à des questions intéressant la société entière et concerne la sécurité spirituelle des Marocains ».

– Tahar Abou ElFarah : Champ religieux : Le Maroc devient un modèle. La vie économique,  date de publication : Le 31 Juillet, 2014.

(***) Force étant de constater que l’un  des traits marquants de l’expérience politique des pays Arabo-musulmans, notamment le Maroc, est, indubitablement cette forte imbrication entre le Politique et le Religieux (Sacré) et cette inspiration réciproque. Dans ce  sens, le Politique s’approprie le pouvoir, plus au moins légitime, de gestion de « l’économie du sacré » : économie que traduit l’ensemble des valeurs et des symboles religieux  que  l’on peut traduire en terme de  capital symbolique du sacré. On se trouve alors devant une sorte « d’économie politique du sacré ».

(1) Cela ne signifie nullement que ces mouvements n’existaient avant, surtout depuis la fin des années 1970 et le début des années 1980.  Dans ce contexte, nous pouvons invoquer l’expérience du Front islamique de salut en Algérie, (la décimale sanglante des années 1990), ainsi que l’expérience des Frères musulmans en Égypte et en Syrie, de la jeunesse islamique, du Groupe d’al-’Adl wa al-Ihsân (Équité et don de soi) au Maroc, du Mouvement de la Renaissance islamique en Tunisie, etc.

(2) Pour plus de détails, on peut se référer à :

– Mohamed Jahah : Zaouïa entre la tribu et L’État, contribution à l’histoire sociale et politique de la zaouïa des Khamalchas dans le Rif Marocain (en Arabe); Editions Afrique Orient, Casa – Maroc 1915.

– George Drague : Esquisse d’histoire religieuse du Maroc, Editions Peyronnet, Paris 1951.

(3) Mustapha Elmourabet et Mountasser Hamada : Rapport sur les caractéristiques de la politique religieuse au Maroc, (mai 2010), pour le Centre d’études Al-Jazeera (www.aljazeera.ma).

(4) Mohamed Jahah, op cité, pp (11 – 12).

(5) Voir à ce propos :

– Ernest Gelner, The saints of Atlas, London, Weindefeld and Necolson, 1969.

– Raymon Jamouss, Honneur et Baraka : Les structures sociales traditionnelles dans le Rif, Editons la maison des sciences de l’homme, Paris, 1981.

(6) Voir à ce propos : John Watterbury, Le commandeur des croyants. La monarchie marocaine et son élite. Traduit et adapté de l’anglais par Catherine Aubin. Paris, PUF, 1975.

(7) Cela peut être confirmé par la nouvelle politique religieuse, adoptée par le Maroc aujourd’hui, en particulier en ce qui concerne le projet de réforme du système de formation et d’encadrement, au sein des institutions d’éducation religieuse. Dans ce contexte, la politique de supervision de la formation des imams des mosquées et des guides religieux dans les pays d’émigration est également incluse, en plus de l’envoi des missions religieuses pour assurer l’encadrement des communautés arabo-musulmanes dans ces pays. Il est certain que l’enjeu le plus important de l’État étant de faire preuve d’un modèle d’islam modéré, qui peut s’adapter à la modernité, dans lequel la composante soufie occupe une place centrale.

(8) Il s’agit de prouver à qui revient le droit légitime de s’approprier cette confrérie, et d’en être le représentant exclusif : devrait-il être marocain étant donné la présence du tombeau du Cheikh Ahmad Al-Tijani au pays du Maroc (Fès), ou  algérien,  dans la mesure où le cheikh en question, était originaire d’Algérie et qu’il y avait reçu  son éducation soufie ?

(9) Soufisme et politique religieuse, ouvrage collectif (en Arabe) – sous la direction de Mohamed Jahah. Editions Afrique Orient, casa, Maroc 2017 ; P. 7.

(10) George Drague : Esquisse d’histoire religieuse du Maroc, Editions Peyronnet, Paris 1951.

(11) Mohamed Jahah : Zaouïa entre la tribu et L’État… Op cité.

– Voir aussi : Soufisme et politique religieuse.  Op cité, pp. 11 – 47.

(12)  John Watterbury, Le commandeur des croyants… Op cité.

(13) Mohamed Jahah, op cité.

(14) Il suffit de se référer ici à :

– C. Geert: Islam observed. Religious development in Morocco and Indonesia, University of Chicago Press, 1979

– Dale F. Eickelman. Moroccan Islam: Tradition and society in a Pilgrimage center. Austin: University of Texas Press, 1976.

(15) Abdellah Hammoudi : Maitres et disciples. Genèse et fondements des pouvoirs autoritaires dans les pays Arabes. Editions Toubkal, Maroc 2001.

(16) John Watterbury, Le commandeur des croyants… Op cité.

(17) P. Bourdieu, Le sens pratique, Editions de Minuit, Paris 1980,  p. 219.

(18) Ibid. pp. 226 – 227.

(19) Rémy Leveau, Le sabre et le turban. L’avenir du Maghreb. Editions François Bourin, 1993.

(20) Raymond Jamouss, Honneur et Baraka. Les structures sociales traditionnelles dans le Rif. Editions La maison des sciences de l’homme, Pais 1981.

(21) Nous illustrons ici, par un  exemple, relevant de ce qu’on peut qualifier d’une économie de moussem soufis (saisons de pèlerinage). En effet, pendant toute une saison, les visiteurs (ou les pèlerins) mais aussi les riverains se livrent à des pratiques rituelles largement partagées, quoique qu’elles puissent être, parfois, teintées de particularités ethnocentriques  ou par des rapports individualisés avec le symbole du cheik et les lieux sacrés. Mais ce pèlerinage est aussi une occasion opportune pour la floraison de toute une économie  sociale informelle et d’arrangement sociaux.

(22) Mohamed Jahah : Zaouïa entre la tribu et L’État… Op cité.

(23 Il s’agit d’une approche sociologique des Organisations,  portée par le sociologue français Michel Crozier et l’autrichien Erhard Friedberg. C’est une approche qui cherche à mettre en évidence la nature des rapports de pouvoir au sein des Organisations sociales, en mettant l’accent sur l’importance de l’acteur et de ses stratégies pour confronter le système, avec ses structures organisationnelles et ses règles bureaucratiques. Selon cette conception il n’y a donc pas d’Organisation officielle seulement, pas plus qu’il n’y a un seul et unique type de pouvoir tel que défini par les règles bureaucratiques de cette Organisation, mais il y a toujours des possibilités de négocier tout cela, qui dépend, bien sûr, de la capacité de l’acteur à contrôler les zones d’incertitude, qui lui permettent d’atteindre ses propres objectifs.

Nous nous sommes inspirés par certaines des grandes lignes de cette approche, dans une tentative de comprendre et d’analyser la relation de l’acteur soufi au Maroc avec l’Institution royale; étant donné que cette dernière est formellement celle qui réglemente et contrôle le système religieux-politique, dont cet acteur fait partie intégrante. Pour plus de détails sur cette approche, le lecteur est invité à consulter l’ouvrage prestigieux suivant :

Michel Crozier et Erhard Friedberg : L’acteur et le système. Coll. Point- Seuil, Paris 1977.  –

(24) Ibid.

(25) En 1955, après la mort de l’ancien cheikh de la zaouïa Boudshichia (Abou-Madian al-Qadiri al-Boudshichi), cheikh Al-Abbaas al-Boudshichi lui avait succédé jusqu’à sa mort en 1972. Après le décès de ce dernier, la question de sa succession légitime s’était  manifestement posée. C’est alors que cheikh Abdessalam Yassin, se considérant comme le plus proche de l’ancien cheikh, en revendiquait  la succession légitime. Mais son vœux n’aura pas abouti car c’est cheikh Hamza qui sera élu et désigné à la tête de la confrérie, dans des circonstances un peu douteuses. En réaction à cet évènement, cheikh Abdessalam Yacine  quittera la zaouïa et établira le Groupe d’al-’Adl wa al-Ihsân (Équité et don de soi) plus tard. Mais pour beaucoup d’analystes, ce groupe relève d’un mouvement islamiste radical, et pour la monarchie un adversaire farouche et une menace pour la stabilité politique. En effet, ce mouvement ne cache pas son hostilité vis-à-vis du régime ; comme en témoigne la lettre que cheikh Yassin avait adressée en 1974, au Palais Royal portant la mention « Islam ou Toufan » (Islam ou déluge). Il s’agissait bien d’un message moralisateur et menaçant à la  destination de la monarchie Hassanienne. La sanction n’avait pas tardé de s’opérer à l’encontre  de ce cheikh, puisque le pouvoir l’avait enfermé dans un hôpital psychiatrique en  1978.  À sa sortie de l’hôpital, Il s’est vu condamné à l’assignation à résidence dans la ville de Salé. Cette sanction n’avait, semble-il, nullement impacté le cheikh contestataire, car il allait  récidiver avec un autre message provocateur à l’adresse du nouveau roi Muhammad VI « mémo à ceux qui sont intéressés », mais la réaction du nouveau roi était très ordinaire ; sinon indifférente.

(26) Le journal d’Almassae (le soir), date de publication : 19 – 03 – 2009.

(27) Ibid.

(28) Cette attitude soufie exprimait une position explicitement partisane de la constitution. Elle se démarquait, par l’occasion, de toutes  les forces politiques opposées à la nouvelle constitution, en particulier le groupe justice et don de soit (Al-Adl wal-Ihssan) et le mouvement du 20 février avec toutes ses composantes politiques (gauches et libérales). En optant pour cette attitude d’adhésion, la confrérie soufie s’est, probablement, approchée encore plus du palais.

(29) Données d’une enquête de terrain sur la campagne électorale pour les élections législatives de 2016, menée dans la région du Rif au nord du Maroc. La situation n’a peut-être pas beaucoup changé depuis notre première recherche sur le terrain (dans le cadre de notre thèse de doctorat, dans la même région), menée entre 1996 et 1999.

(30 Dans ce contexte, nous donnons l’exemple de la position de Fathallah OuaLalou et Mohamed Elyazghi, du Parti de l’Union Socialiste des forces populaires (USFP), et de leurs visites répétées à cheikh Hamza al-Boudshichi à cet égard ; voir à ce propos :

– Le journal d’Almassae (le soir), date de publication : 22 – 03 -2009.

(31) Mohamed Jahah : Zaouïa entre la tribu et L’État… Op cité, pp. 322 – 323.

(32 Le soufisme commence à conquérir plusieurs domaines d’activités économiques. Ce constat étant conforté par des entretiens que nous avons conduits au sein de deux unités économiques à profils différents, mais avec une caractéristique sociologique commune; la présence de l’influence soufie. Il s’agit d’un côté,  d’un complexe touristique situé à Meknès,  qui rassemble des adeptes soufis, membres de la zaouïa des Aissawas et de l’autre, d’une entreprise spécialisée en textile située à Fès, englobant des salariés soufis, affiliés à la zaouïa Bodshichia.. Dans les deux cas, les responsables de ces unités nous révèlent, avec insistance, que l’appartenance de leurs travailleurs à cette doctrine soufie renforce leur cohésion sociale et la solidarité intra-groupe en particulier lorsqu’il s’agit de résoudre des problèmes personnels ou de conflits entre les travailleurs eux-mêmes, ou entre ces derniers et leur hiérarchie. Ils se plaisent de déclarer que c’est en effet cette ambiance d’entente et de sérénité induite par la pratique soufie, qui permet à chacun d’exécuter ses taches dans les règles de l’art et éprouver un sentiment de  satisfaction au travail. Il en résulte, selon nos interviewés, que tous les travailleurs – adeptes d’une telle forme de spiritualité – fournissent plus d’effort pour contribuer à l’augmentation du rendement de leurs entreprises. Et c’est à ce titre d’ailleurs, que les travailleurs sont encouragés par leur hiérarchie à prendre part à toutes les cérémonies et pratiques rituelles liées à leurs confréries, qu’elles s’opèrent à l’intérieur ou à l’extérieur de leurs lieux de travail.

(33) Il suffit de se référer ici à :

– Edmond Doutté : Magie et religion dans l’Afrique du nord, Alger 1909

– Henri Basset : Le culte des grottes au Maroc, Alger 1920

– Vincent Crapanzano: The Hamadsha: A Study in Moroccan Ethnopsychiatry, Ed University of California Press, 1981.

(34) Il est à souligner que même dans le cas de maladies organiques, les malades et les familles concernées recourent fréquemment à cette méthode de guérison, en conformité avec leurs représentations sociales  certes fortement intériorisées, sur la nature et les causes de la maladie. En effet, dans ce schéma de pensée populaire, on attribue les causes de certaines maladies organiques à des forces invisibles et des pratiques mal saines  telles que : magie noire, esprits du mal, démons, etc. Ce sont en effet ces croyances qu’expliquent les visites répétées du patient aux  sanctuaires des Marabouts, au lieu de la clinique médicale.

Pour plus de détails sur cette pratique et les circonstances où elle s’opère, nous invitons le lecteur à consulter la référence suivante :

– Mohamed Jahah : Zaouïa entre la tribu et L’État… Op cité, pp. 310 – 312.

(35) Le sanctuaire de « Sidi Ali Bouserghine » est situé dans la banlieue de la ville de Sefrou au moyen Atlas, connu du public pour sa capacité extraordinaire à traiter certaines maladies incurables et certains troubles psychologiques graves tels que l’épilepsie, la schizophrénie et d’autres. Concernant le sanctuaire de « Bouya Omar », il est situé à 30 km du Kalaat Seraghna, du côté de Marrakech. La popularité de ce dernier reste peut-être plus grande, car des visiteurs de l’extérieur du Maroc y viennent également, en quête du Baraka de thérapie spirituelle.

Récemment, grâce aux luttes acharnées des associations civiles, des droits de l’homme et autres, le sanctuaire, maintenant connu sous le nom de « Guantánamo du Maroc », a été fermé. Selon les statistiques officielles, cet asile abritait environ « 2000 détenus » dont 356 femmes, tous transférés dans des hôpitaux psychiatriques.

(36) Cet entretien, que nous avons effectué l’été dernier, a duré environ cinq heures. La personne impliquée dans cette conversation est un médecin spécialisé en chirurgie cardiaque et artérielle, ayant une clinique à Paris, âgée d’environ 60 ans, dont les origines descendent de la région du Maroc oriental.

(37) Soufisme et politique religieuse, ouvrage collectif (en Arabe) – sous la direction de Mohamed Jahah. Editions Afrique Orient, casa, Maroc 2017.

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